Grandeur et décadence des Cannabis Social Clubs. Voici un sous-titre accrocheur qui siérait idéalement à une récente étude intitulée Mapping Cannabis Social Clubs in Europe publiée dans la revue European Journal of Criminology.

Le modèle espagnol des Cannabis Social Clubs s’est largement répandu depuis sa naissance et a déjà été adopté par 18 pays européens. Il a connu une forte croissance jusqu’en 2015 quand une décision du Tribunal Suprême espagnol entraina un fort ralentissement du rythme d’ouverture de nouveaux établissements en Espagne. À l’échelle européenne, cette décision affecta drastiquement les statistiques puisque le pays de Cervantes regroupe à lui seul près de la moitié des clubs européens.

Nous avons donné la parole à l’Espagnol Óscar Parés, chercheur à l’ICEERS, pour qu’il évoque l’état de l’art d’un domaine de recherche « où politique et science se côtoient » selon ses termes propres.

Comment vous est venue l’idée d’étudier les Cannabis Social Clubs européens ?

Notre centre étudie ces institutions depuis des années. Le milieu académique anglo-saxon consacre peu de recherches à ce sujet. Les centres de recherche romans, eux, le délaissent totalement. Personnellement, n’étant pas universitaire, j’envisage mes travaux comme des actes militants. Il me parait essentiel d’écrire sur ce thème et d’en faire un sujet de recherche transfrontalier. De la sorte, ici, en Espagne, on ne pourra plus nier la réalité des Cannabis Social Clubs.

Quel était l’objectif de l’étude ?

Nous voulions évaluer l’expansion du modèle espagnol à travers l’Europe et caractériser les différences locales et régionales. La plupart des pays s’opposent aux Cannabis Social Clubs. Mais les prescriptions normatives n’ont que peu d’impact sur une réalité bornée et têtue. Les clubs se multiplient donc partout à travers le vieux continent. Or, avant notre étude, ce phénomène n’était documenté qu’en Espagne et en Belgique. A nos yeux, il fallait donc remédier à cette situation.

Le modèle espagnol a-t-il été exporté à l’étranger ?

Oui et non. En Espagne, c’est un groupe d’Arsec qui, en 1994, fit œuvre de pionnier. Mais il ne s’agit pas à proprement parler d’un Cannabis Social Club. Le premier véritable club espagnol de ce type fut en fait fondé à Barcelone en 2001. Il s’agit du Club de Catadores de Cannabis. Dans ce domaine, l’Espagne fut devancée par la République Tchèque et la Pologne qui ouvrirent les premiers clubs cannabiques européens en 1999.

Comme vous le voyez, la réalisation de notre étude a requis l’élaboration d’une définition précise et spécifique des Cannabis Social Clubs. À notre sens, l’élément clé qui caractérise ces établissements et les différencie des autres est la location d’un local destiné à la distribution de cannabis. Auparavant, les clubs étaient plutôt tournés vers la production. C'est en ce sens que le modèle espagnol s’est imposé aux autres.

Comment avez-vous réalisé l’étude ?

Nous avons élaboré un questionnaire de 30 questions traduites dans les 28 langues de l’Union Européenne que nous avons distribué via les instances académiques. Nous avons reçu la réponse de 81 clubs répartis sur 18 pays. Il en demeure donc 10 à propos desquels nous ne savons rien.

De quand date l’âge d’or des Cannabis Social Clubs ?

On distingue clairement une vague qui commença en 2009 pour ralentir fortement en 2014. La progression fut fulgurante durant ce lustre.

Mais, à partir de 2015, la progression de ce modèle a connu un net ralentissement.

En effet. La moitié de notre échantillon provient d’Espagne. Nos chiffres traduisent donc avant tout la situation de ce pays. Or, en 2015, le Tribunal Suprême espagnol mit un terme à sa politique de tolérance à l’égard des clubs cannabiques. Malgré cela, 2019 fut l’année de tous les records à Barcelone en termes d’ouverture de nouveaux clubs

Ouverture de nouveaux Cannabis Social Clubs en Europe.

Quelles sont les autres conclusions de l’étude ?

Premièrement, les Cannabis Social Clubs espagnols sont de loin les plus grands. Ils comptent une moyenne de 500 membres alors qu’ailleurs en Europe, ils ne regroupent que 114 membres en moyenne. Deuxièmement, si la plupart des clubs cultivent leur propre cannabis, certains se contentent de l’acheter. Troisièmement, les trois quarts des clubs distribuent du cannabis alors que le dernier quart se cantonne à des activités culturelles et de promotion. Enfin, la majorité des clubs distribue du cannabis (90 %). Ils sont moins nombreux à partager du haschisch (64 %).

Quels sont les pays les plus restrictif en matière de consommation de cannabis ? Et lequel est le plus tolérant?

La France est clairement le pays le moins progressiste en la matière. A contrario, si on prend les clubs comme indicateur d’ouverture, l’Espagne peut être considéré comme le plus tolérant, suivi du Royaume-Unis. Ce pays est une énigme. Personne ne l’envisage en évoquant le cannabis. Or, c’est le deuxième état européen en termes de clubs et il connait un activisme très virulent. En troisième position viendrait la Belgique. Mais, là, le dynamisme du mouvement a été fortement contrarié si bien qu’il n’en reste pas grand-chose aujourd’hui. Si on regarde les choses autrement, le pays le plus progressiste d’Europe est bien évidemment les Pays-Bas. Là-bas, ils n’ont pas besoin de clubs puisqu’ils ont des coffee shops.

Qu’en est-il du Portugal ?

Au Portugal, il n’y a pas un seul club. La situation portugaise est mal connue et mal comprise par les Espagnols. Le pays a certes dépénalisé l'usage du cannabis, mais il l’a en même temps placé entre les mains des médecins. Toute personne arrêtée avec un joint devra se présenter à un tribunal médical pour justifier sa consommation. Il s’agit d’un modèle administratif différent, pas de libertés.

Au Portugal, si la police arrête une personne en possession de drogue, elle lui confisque les substances en question, le mande à un tribunal médical, lui réclame le paiement d’une amende et lui impose un traitement. C'est un modèle moralisateur appuyé sur des prescriptions de santé publique.

Mais ce modèle a du bon. En effet, le Portugal fut le premier pays qui prit conscience de l’inefficacité de la prohibition et de la répression et qui prit le problème à bras le corps, dépénalisant la consommation de stupéfiants. En ce sens, l’évolution est louable. Mais ce n’est pas un modèle en termes de libertés.

Qu’est-ce qui explique le déclin des clubs espagnols depuis 2015 ?

Cette année-là, Martín Barriuso fut condamné à la suite d’un procès inique. Il fit donc appel au Tribunal Constitutionnel qui manda au Tribunal Suprême de convoquer un nouveau procès. À cette occasion, Martín et quatre autres membres de Pannagh furent acquittés. Hélas, c’est un autre cas, le cas Ebers, qui fit jurisprudence. Or, il était beaucoup plus restrictif en matière de « consommation partagée » et, de facto, criminalisait les clubs tels qu’on les connaissait jusque-là.

La doctrine de la « consommation partagée » était née en 1997 à Arsec. Son interprétation avait permis la naissance et l’expansion d’un modèle. Mais la décision du Tribunal Suprême y mit un terme. Il convient néanmoins de souligner que celui-ci aurait pu faire fermer les clubs et qu’il ne le fit pas. Il fixa toutefois une série de critères qui permettent à la justice, si elle le désire, d’envoyer en prison des membres de ces clubs sans la moindre difficulté.

Quelles furent les implications de tout ceci ?

D’un côté, il est devenu difficile d’ouvrir un Cannabis Social Club. De l’autre, les clubs existants ont dû entrer dans une relative clandestinité. En réalité, le vrai problème n’est pas le club en soi mais bien la culture de cannabis. De nos jours, il vaut mieux produire pour sa consommation propre ou pour la vente que pour un club. J’insiste : il est moins risqué de faire du trafic de cannabis que d’en partager dans un club !

Est-il envisageable que les Cannabis Social Clubs aient servi de couverture à des trafics avant la sentence de 2015 ?

Les choses ne se sont pas vraiment déroulées ainsi. Le modèle n’a pas été perverti par des trafiquants avares de profits, perversion qui auraient rendu nécessaire la sentence de 2015. Tout s’est déroulé dans l’autre sens. En l’absence de régulation, c’est la loi du plus fort qui a primé. L’absence de régularisation porte toujours préjudice à ceux qui luttent pour elle. Ceux qui en bénéficient, dans ce cas-ci, sont donc ceux qui placent des hommes de paille à la tête de clubs où ils ne mettent jamais les pieds. Ceux-là ont profité des zones d’ombres et des flous juridiques pour faire fortune tout en pervertissant un système né à la sueur du front de nombreux consommateurs honnêtes et un brin romantiques.

Les Pays-Bas ont connu un phénomène similaire. Les coffee shops y sont passés aux mains du crime organisé parce que si la vente de cannabis y est autorisée, ce n’est pas le cas de la culture. Les dirigeants de coffee shops n’ont donc pas d’autres choix que d’acheter leur herbe à la mafia.

Pourtant, avant de fumer, il faut bien planter. La situation néerlandaise revient à autoriser les cafétarias mais à interdire le café.

Les lois n’affectent pas l’évolution du marché. Des normes plus strictes n’arrêteront personne. Elles modifieront simplement les formes de consommation et les clients se tourneront tout simplement vers d’autres substances.

Quels sont les chiffres en matière de consommation de cannabis ?

En Espagne, environ 10 % de la population a consommé du cannabis au cours du dernier mois. Dans ce pays, on compte environ 3 millions de consommateurs réguliers. Ce chiffre ne baissera pas si la législation change comme le montre le cas britannique. Là, le cannabis était classifié comme une drogue de classe B. Sa rétrogradation en classe C n’a pas entrainé de croissance de consommation, pas plus que son retour postérieur en classe B d’ailleurs.

Quelle posture adopte l’ICEERS face à la régularisation du cannabis?

Nous observons le marché, nous cherchons à comprendre les motivations de ses différents acteurs et nous travaillons à une régularisation respectueuse des droits des consommateurs. Nous défendons l’autoproduction, nous regardons du côté du cannabis médicinal et nous ne perdons pas non plus de vue l’empreinte carbone de cette industrie.

Et face au cannabis médicinal ?

Depuis les débuts du Cannamed il y a six ans, nous nous sommes efforcés de donner la parole aux malades. Nous travaillons avec des patients (qui, depuis 2017, se sont regroupés au sein de l’Unión de Pacientes por la Regulación del Cannabis) et avec une vingtaine de médecins (réunis, depuis janvier 2020, au sein de la Sociedad Clínica de Endocannabinología).

Les consommateurs de cannabis médicinal ont dû souffrir durant le strict confinement imposé aux Espagnols, non ?

Cette crise a fait éclater aux yeux de tous l’extrême vulnérabilité de certaines personnes. Durant le confinement, les consommateurs de cannabis médicinal n’ont pas pu s’approvisionner et se sont retrouvés délaissés et oubliés des autorités. Rien de nouveau sous le soleil. Bien que… Avant, les partis dits progressistes étaient dans l’opposition. Aujourd’hui ils sont au gouvernement. Mais ils n’ont toujours pas bougé le petit doigt. C’est bien ça le plus triste.

Pourquoi aucune alternative aux Cannabis Social Clubs n’a été proposée durant le confinement ?

Parce que cette question n’intéresse pas les politiques. Elle ne couvre pas vraiment d’enjeux électoraux et ces gens ne pensent qu’aux élections, pas aux électeurs. Pourquoi se bougeraient-t-il ? Ils ne veulent pas changer les choses.

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L’étude Mapping Cannabis Social Clubs in Europe est disponible ici.